Par Sophie Képès le 3 Juin 2014
Frères, voyez de vos yeux ce que nous sommes :
Cendre et poudre, voilà ce que nous sommes.
Nos souvenirs se défont comme de vieilles étoffes…
L’île Marguerite, comment la raccommoder ?
Tout est déjà en pièces, éclats, bric-à-brac élimé,
Croît la barbe du mort, son nom n’est plus qu’item.
Notre langue s’évapore, s’effiloche, et les mots tant aimés
Tombent en poussière et sèchent sous le palais.
Le papillon, la perle, le cœur ne sont plus ce qu’ils étaient
Quand le poète les chantait dans la langue familière,
Aussi limpide alors que le chant de sa nourrice
Pour l’enfant assoupi qui geint dans son sommeil.
Notre cœur scande en secret les phrases de brigands rêvés,
Je lis Toldi le Preux et l’enfant me répond : Okay !
Sur le cercueil, le prêtre marmonne
En espagnol : « Les tourments de la mort m’environnent… »
Ton poing dérape dans les mines de l’Ohio,
L’accent aigü de ton nom saute sous la pioche,
Tu entends du Babits dans les flots de la mer Tyrrhénienne,
La harpe de Krudy fait vibrer la nuit australienne…
Eux s’expriment encore par la voix de l’esprit,
Et ton corps aussi se souvient, tel un lointain cousin.
Tu t’exclames : Impossible qu’un désir si sacré…
Pourtant tu le sais : Oui ! C’est possible !… Et tu extrais le fer
En Thuringe. Pas de courrier. On n’ose plus t’écrire.
L’esclavage est anonymat. Pourquoi pleurer le mort ?
Le consul mâche de la gomme, maugrée, essuie ses verres.
Tous ces documents, tous ces cachets l’ennuient, on le voit.
Il touche mille par mois et il a une voiture. Sur son bureau,
La photo de Missis avec son cher Baby. Que leur importe Ady ?
Que valent un peuple, un millénaire ? Musique et poésie ?
La langue d’Arany ? La palette de Rippl ? La rage de Bartok ?
Impossible que tant d’âmes… Calme-toi, c’est possible !
Les huiles échangeront des commentaires sans fin.
Tais-toi, écoute ! Sache-le : il est déjà né, le petit chacal
Qui binera de ses griffes ta tombe en Afrique.
Et il germe déjà, le cactus qui masquera ton nom
Pour qu’on te cherche en vain sur ta stèle au Mexique.
Tu te crois encore en vie… Non… C’est un cauchemar !
Car on se lamente haut et fort : Le frère a vendu son frère !
Une voix blanche sussurre : Ne desserre pas les lèvres… !
Une autre gémit : Surtout que nul ne pleure sa lointaine patrie…
Une autre encore sanglote : Mais être forcé de la haïr…
Oui, c’est ainsi. Keep smiling. Et ne demande à personne pourquoi.
Étais-je plus mauvais que d’autres ? Non, tu étais hongrois. Voilà !
Ou tu étais serbe, lituanien, roumain. À présent tais-toi et paye !
Les Aztèques aussi ont disparu. Advienne que pourra.
Un jour le grand érudit sera exhumé comme un vestige avar.
La lave radioactive ensevelira tout…
Accepte de ne plus être un homme là-bas, mais un ennemi de classe !
De ne plus être un homme ici, mais un numéro sur un formulaire !
Accepte que Dieu l’accepte, et les nuées des cieux !
N’éteins pas la lumière, s’assagir peut servir…
Souris quand le bourreau t’arrachera la langue,
De ton cercueil, remercie s’il existe celui qui te portera en terre.
Surveille jalousement chaque épithète, chaque songe,
Et ne bronche pas quand le boss te compte les dents !
Serre tes hardes, ton baluchon, tes pauvres
Reliques : une boucle de cheveux, une photo, un poème…
Car c’est tout ce qui te reste. Tu peux recenser chichement
Les marronniers de la rue Miko, tous les sept…
Et Jenö qui n’a pas rendu le volume de Shelley…
Plus personne à qui le bourreau puisse vendre la corde…
Les nerfs se rompent, sang et cerveau se figent…
Frères, voyez de vos yeux ce que nous sommes :
Cendre et poudre, voilà ce que nous sommes.
/Pausilippe, été 1951/
Traduit du hongrois par Sophie Képès
Sándor Márai est né en 1900 à Kassa, ville de province où se mêlaient Hongrois, Allemands et Slovaques, dans une famille bourgeoise d’origine saxonne. Auteur célèbre dans les années 30, il sera oublié à partir de 1948, lorsqu’il quitte définitivement son pays natal. Il met fin à ses jours en 1989 à San Diego, Californie. Son œuvre est redécouverte dans les années 1990.
Márai est surtout connu en France comme prosateur, d’où l’intérêt de présenter au lecteur ce poème. Le titre fait allusion au tout premier texte en langue hongroise, une oraison funèbre (1195). C’est pourquoi la traduction française se réfère à La Ballade des Pendus de François Villon. Lorsqu’il le compose en 1951, depuis trois ans l’auteur vit en Italie, à Naples. Il endure sa condition d’exilé et lutte pour préserver sa langue maternelle. Ce poème bouleversant deviendra l’hymne des Hongrois en exil. Márai lui-même l’appelait son Sombre Dimanche, du nom de la célèbre rengaine mélancolique des années 30.
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