Ressemblances et dissemblances entre deux essais autobiographiques

Voici un point de vue subjectif, une comparaison entre deux essais autobiographiques parus à trois mois d’intervalle en 2023 : Les Origines, Pourquoi devient-on ce que l’on est de Gérald Bronner (Autrement, repris en poche chez Flammarion – Champs) et Désappartenir, Psychologie de la création littéraire de Sophie Képès (Maurice Nadeau, repris en poche chez le même éditeur). Par l’auteur du second.


Comme j’ai publié un essai sur les sources intimes de ma vocation et celle de nombreux écrivains, j’ai lu avec un vif intérêt Les Origines, Pourquoi devient-on ce que l’on est, où le sociologue Gérald Bronner (que j’ai croisé dans une autre vie) se penche sur son enfance vécue dans un milieu populaire et sur les racines de ce qu’il est devenu, à savoir un « transfuge de classe », un intellectuel, un auteur, un universitaire reconnu. Dans cet essai, selon son habitude, ses idées sont exposées dans une langue d’une clarté remarquable. Je note au passage – Bronner ne le relève pas lui-même – que son constant effort de pédagogie, visant à rendre accessibles des concepts complexes à des lecteurs non intellectuels, pourrait être un signe de sa loyauté envers ses origines populaires.

Il évoque le « mystère insondable des origines », que personnellement je ne trouve pas si insondable que cela, peut-être parce que dès ma jeunesse j’ai travaillé sur moi-même, élaborant et intégrant de nombreux éléments qui avaient contribué à la construction de ma personnalité profonde. Mais j’en viens d’emblée au fait majeur qui ressort de cette lecture : j’ai trouvé dans son histoire de nombreux points communs avec la mienne, alors que je suis issue d’un milieu diamétralement opposé. Pourquoi un tel paradoxe ?

Le biologique et le social (qu’on appelait autrefois l’inné et l’acquis) sont sûrement les principaux ferments du devenir d’un individu en formation. Et le regard positif ou négatif que l’entourage porte sur l’enfant est un facteur social déterminant pour son développement. Bronner a grandi dans un environnement culturellement et matériellement défavorisé où son entourage l’encourageait et le soutenait dans son ascension. Son père lui a dit un jour  : « Toi, tu iras loin. » Et sa mère fêtait ses succès scolaires avec des gâteaux joliment nommés « coups de soleil ». De mon côté, j’ai grandi dans un environnement culturellement et matériellement favorisé, où mon entourage me manifestait une indifférence et une hostilité destructrices. Ainsi, première de la classe tout au long de ma scolarité, je n’ai jamais entendu un seul compliment de la bouche de mes parents.

Alors, quel est notre point commun ? Tout part de « l’impression d’être différent » que Bronner mentionne en ouverture de son récit. C’est en effet une clé fondamentale de la créativité chez l’enfant, et je l’ai reçue en partage comme tant d’autres écrivains en gestation, parmi lesquels mon cher Danilo Kis abondamment cité dans mon essai. Cette impression d’être un individu à part dans sa famille, ou d’être rejeté par son milieu, s’accompagne souvent d’une forte propension à la rêverie et à l’imagination, échappatoires classiques à un vécu quotidien difficile, ou tout simplement à l’ennui. Et la trajectoire de l’adulte à venir restera marquée à jamais par ces facteurs précoces.

Ma vocation littéraire s’est déclarée à l’âge de 5 ans, alors que je suis issue d’une famille de scientifiques, de médecins, d’ingénieurs. Voilà la forme prise par mon altérité, le germe de ce qui m’a rendue progressivement étrangère aux miens. Comment expliquer cette énigme ? Je suis convaincue que les non-dits, les carences et les maltraitances que j’ai dû affronter petite ont fait de moi en grande partie l’écrivain que je suis. Au-delà de mon propre cas, dans Désappartenir j’ai tâché de relier des données biographiques à des données littéraires chez différents auteurs, un peu comme dans ces jeux où l’on fait apparaître, en tirant des traits d’un point à un autre, une figure jusque-là indiscernable. Je crois avoir repéré, grâce à des rapprochements inédits, quelques pistes éclairantes. Et oui, je plaide coupable ! J’ai cédé à la tentation d’examiner les déterminismes, d’explorer les chaînes de causalité, de souligner les récurrences et d’en extraire un sens, de les interpréter – toutes choses dont, dans son travail de longue haleine sur les croyances contemporaines et les biais cognitifs, Bronner cherche à nous prémunir.

Il nous rappelle à juste titre que les humains sont des « animaux narratifs », que notre vie durant, nous élaborons une narration évolutive du soi, nous racontant des histoires sur nous-mêmes en les adossant à des faits que notre mémoire a sélectionnés comme significatifs, et forgeant avec ces matériaux notre « mythogenèse » personnelle. J’adhère totalement à ces affirmations. Et j’ajoute que, les écrivains adorant par définition inventer, déformer ou transposer des histoires, ils sont logiquement plus tentés que d’autres d’échafauder leur propre mythogenèse. Certains, et non des moindres (Romain Gary par exemple), s’adonnent même à la mythomanie la plus échevelée concernant leurs origines. Et cela, à mon avis, n’a rien d’un hasard, mais vient d’un trouble identitaire acquis dans la petite enfance.

À présent je voudrais m’attarder sur le chapitre 2, consacré à la psychanalyse. Je ne m’attendais pas à un tel procès – et surtout aussi mal fondé, disons-le franchement. D’ailleurs Bronner glisse un peu vite et l’on devine que ce domaine ne lui est pas familier. Un auteur aussi outrecuidant que moi, qui me risque à sous-titrer mon essai « Psychologie de la création littéraire », ne peut que renâcler à la lecture de ce passage. J’admets bien volontiers le choix de qualifier la psychanalyse de « mythogenèse contemporaine », puisqu’en effet chaque analysant construit un récit de soi et de sa constellation familiale ; mais laisser supposer – en dépit de précautions oratoires – que les traumatismes de l’enfance n’auraient pas de conséquences décisives sur le développement des futurs adultes (1), c’est aller trop loin. J’ai dit décisives, et j’ajouterais définitives, sauf si les victimes ont la force, le courage et la chance de rompre avec le déni et de surmonter une éventuelle amnésie.

Il se trouve que j’ai été jurée d’assises pour des crimes sexuels (2) et que j’ai vu de mes yeux les conséquences du fait de grandir dans une famille pathogène – conséquences terribles et incommensurables sous leurs formes variées, affectant des destinées entières sur plusieurs générations. Sans compter les traumatismes infligés par l’Histoire, guerres ou génocides, comme l’illustre par exemple Ferdinando Camon dans son extraordinaire récit psychanalytique La maladie humaine (3). Aux arguments de Bronner, je pourrais rétorquer que le cas de l’Homme aux loups est très daté et que citer cet « échec » ne suffit pas à démontrer l’inefficacité globale de la psychanalyse. Que les faux souvenirs d’inceste induits par des thérapeutes pervers sont des dérives certes gravissimes mais marginales. Que l’héritage de Freud est très ramifié, et les thérapies actuelles, multiformes. Mais je vais plutôt céder la parole à Léon-Marc Levy qui, dans sa critique (4) sur le livre de Michel Onfray Le Crépuscule d’une idole : L’Affabulation freudienne (5), éclaire mes réserves quant aux affirmations de Bronner sur la psychanalyse :

« Les marchands passent, les grands moments de la pensée humaine restent. Pas tels quels bien sûr. Ils restent en se combinant à d’autres strates, à des regards différents, à des synthèses nouvelles. Mais ils restent, parce qu’ils ont été féconds, fondateurs d’un élan, d’une lumière dans l’histoire humaine. Il en est ainsi de Freud. Les techniques cliniques avancent, se diversifient, la neurologie aussi, la pharmacologie, pourquoi pas. L’analyse des discours, même. Des courants viennent enrichir, compléter, adapter la révolution viennoise. Mais Freud est là, à jamais, comme un moment de lumière. […] La percée freudienne dans la lecture du psychisme va permettre une avancée sans précédent de toutes les formes de psychothérapie (prise en charge de la folie, compréhension de la psycho-somatique, traitement de l’hystérie et des névroses, de la dépression). Avancée qui, bien sûr, aura très vite un caractère universel et qui par conséquent profitera à tous, même aux névrosés prolétariens. »

Quant à l’inefficacité supposée de cet outil de soin majeur, des centaines de milliers d’anciens patients de par le monde pourraient la réfuter sur-le-champ. À condition de se rappeler que, comme le souligne Léon-Marc Lévy,

« jamais Freud n’a prétendu guérir quiconque. Le concept de guérison est totalement absent de son œuvre. Soigner est l’objectif de la thérapie, pas guérir. […] C’est là l’ambition de la clinique psychanalytique : permettre au sujet d’organiser une vie possible avec le symptôme. Découvrir la source du symptôme n’est pas l’éradiquer mais le comprendre au sens propre du terme, c’est-à-dire l’inclure. »

En revanche je rejoins totalement Bronner dans son horreur du dolorisme à la mode, d’une certaine complaisance à s’ériger en victime malgré ses succès ou à exhiber sa culpabilité d’avoir trop bien réussi. Je connais deux écrivains qui ont été poussés (inconsciemment au départ) à changer de classe sociale pour échapper aux violences d’un parent qui n’avait pas les moyens de les suivre sur ce terrain. En accédant à un niveau culturel et intellectuel supérieur à celui de leur famille d’origine grâce à un avantage contingent (ils étaient doués), ils ont trouvé refuge dans une sphère hors de la portée du parent agresseur. Aucun de ces deux hommes n’en éprouve la moindre honte. La plupart des transfuges de classe qu’on rencontre dans les milieux artistiques ne se sent pas coupable, mais a conscience au contraire d’avoir triomphé, d’avoir pris sa revanche. La culpabilité d’avoir abandonné sa classe d’origine, qu’on rencontre chez certains écrivains qui se posent en porte-parole du « petit peuple », provient de ce qu’ils assimilent ladite classe, par synecdoque, à leurs propres parents. Il s’agit plutôt d’un symptôme névrotique, sans négliger le profit que l’étalage de bons sentiments falsifiés et d’aspirations révolutionnaires de pacotille rapporte en termes d’image.

En outre, remarque Bronner, les rôles du biologique et du social, si influents dans l’enfance, par la suite seront pondérés par des rencontres fécondes et la fréquentation des pairs. Ne faudrait-il pas se réjouir des chances dont on a su tirer parti, au lieu de se lamenter hypocritement d’avoir « trahi son camp » ? Jadis victime, je déteste la posture de victime. Je persiste à croire que des déterminants puissants président à nos existences, dont certains sont des fardeaux hérités d’autant plus mortifères que nous en ignorons tout. Mais les bénéfices secondaires du malheur (attirer l’attention sur soi, susciter la compassion, etc.) doivent être résolument rejetés, de même que le malheur en tant que destin. C’est avant tout une question d’éthique personnelle. L’usage du libre-arbitre nous permet de reprendre notre vie en main et de dénier à nos anciens bourreaux l’avantage qu’ils croyaient avoir pris sur nous. C’est ainsi qu’on leur échappe définitivement : « Non, tu ne m’as pas détruit, je suis devenu malgré toi un individu digne et autonome. »

Bronner conclut son livre sur l’idée que son rejet du dolorisme proviendrait d’un certain sens de la dignité acquis dans sa famille. Laquelle dignité serait certes une valeur universelle, mais plus particulièrement présente dans les classes populaires. De fait, il se trouve qu’elle est aussi une valeur cardinale pour moi, qui suis issue d’un milieu bourgeois. Je suppose que c’est lié à ma faculté de résister aux maltraitances que j’ai subies enfant, un trait de caractère sans doute inné. Ma mère cherchait d’ailleurs à briser ce qu’elle appelait mon « orgueil », et je m’y accrochais d’autant plus afin de tenir bon – enjeu vital à l’époque.

Désappartenir raconte comment, depuis mon enfance jusqu’à aujourd’hui, j’ai tenté de me libérer de toutes les allégeances héritées ou imposées, ou a minima, de choisir parmi elles celles que je ferais miennes, marchant en cela sur les traces de Virginia Woolf (6). Je me demande – non sans malice, je l’avoue – si Gérald Bronner ne serait pas tenté de croire au mythe de la dignité des classes populaires par allégeance envers ses origines… Décidément, on n’en a jamais fini de pourfendre les croyances, elles repoussent comme les têtes de l’Hydre de Lerne !


Sophie Képès


Notes :
(1) La science a identifié le support physiologique (l’ADN en l’occurrence) de la transmission des traumatismes dont on observait depuis longtemps que certains enfants souffraient, les ayant hérités de leurs ascendants alors même qu’ils n’avaient jamais été verbalisés ni même conscientisés par ces derniers.
(2) Je raconte cette expérience dans Probe et libre, un écrivain juré d’assises, Buchet-Chastel, 2013.
(3) Gallimard, 1984.
(4) Cf. http://www.lacauselitteraire.fr/chemins-de-lectures-19-onfray-le-crepuscule-de-la-pensee
(5) Grasset, 2010.
(6) « Lorsqu’il ne trouve pas sa place en venant au monde, le futur artiste est mécaniquement poussé à se distancier de sa tribu – famille, conjoint, nation, parti politique, doctrine religieuse, tout ce que Virginia Woolf qualifie d’allégeances imaginaires dans Trois Guinées (1938) – pour la simple raison que sa survie ou sa santé mentale en dépendent. Ce parcours sera plus ou moins long, semé de nombreux accidents et généralement pénible. Mais en même temps que, dans sa vie familiale et sociale, l’artiste pâtit de cette désaffiliation, il découvre que celle-ci est la condition de la liberté et de l’authenticité de sa création. » Désappartenir, Maurice Nadeau, 2023.